VANITY FUR
Exposition hors-les-murs au Basculeur (Isère) et avec le soutien de la Centrale Canine
L’exposition Vanity Fur explore les concours de beauté canins comme révélateurs de normes sociales, de rapports de pouvoir et d’esthétiques codifiées. Pour nourrir ce projet, Michel Jocaille s’est plongé dans les archives et les collections de la Centrale Canine, organisme chargé de la gestion des races et des pedigrees en France.
Une photographie, issue d’une série datée des années 1920 à 1940, montre une femme française très élégante posant fièrement avec ses chiens de race. Le raffinement affiché, la posture soigneusement étudiée, l’allure du chien et celle de sa maîtresse semblent répondre aux mêmes exigences. En parallèle, une vidéo présente des extraits de concours canins contemporains. Les chiens y évoluent aux côtés de leurs maîtres dans une chorégraphie précise, rythmée, où chaque déplacement obéit à des règles strictes. Tout est codifié et évalué selon des critères : posture, allure, port de tête ou encore qualité du poil.
Par endroits, les murs sont recouverts de grands lés de papier peint, sur lesquelles s’imposent en très grand format les portraits légèrement floutés de bibelots en porcelaine issus de la collection de la Centrale Canine. Classées par race et par type, ces figures relèvent d’une esthétique populaire et sentimentale souvent jugée désuète. Mais ici, elles sont extraites de leur contexte et magnifiées par une mise en image surjouée : lumière de studio, cadrages serrés, textures amplifiées. Le regard se perd dans ces images ambiguës, entre image fixe et frémissements. On ne sait plus très bien ce que l’on regarde, ni même à quelle race on a affaire. Plus loin, d’autres portraits de chiens imprimés sur de la panne de velours, prolongent cette impression de présence diffuse, quasi obsessionnelle. Dans les deux cas, les contours se brouillent, les surfaces brillent ou vibrent légèrement. Ce trouble visuel secoue nos repères, en friction directe avec les logiques rigides des concours de beauté où tout repose sur l’évaluation précise des critères. À travers ce glissement, c’est tout un système de normes qui se fissure.
Les différents portraits présentés dans le basculeur ainsi que dans l’espace resserré de la Nanotecture sont rehaussés d’ornements qui en perturbent la surface et troublent leur lecture. En s’emparant de ces images, Michel Jocaille détourne leur fonction documentaire, laissant transparaître les rapports de pouvoir, les artifices du paraître et les tensions dissimulées.
Cette attention portée au corps scruté trouve un écho plus silencieux dans les sculptures disséminées dans l’espace d’exposition. Ici, le mouvement cède la place à la pose figée : celle des gestes élémentaires inculqués dès les premières étapes du dressage — assis, couché, debout, allongé sur le dos, ou dressé sur les pattes arrière. Ces postures, en apparence anodines, fondent pourtant le rapport d’autorité et d’obéissance. Immobiles, les figures canines échappent à toute lecture univoque et peuvent ainsi suggérer à la fois la soumission, la lassitude ou une tension prête à se rompre.
Les matériaux eux-mêmes participent à cette instabilité. Leur apparence hybride flirte avec une esthétique freak, comme si elles donnaient forme à un monde en transmutation. En effet, la série de sculptures canines est composée de matériaux composites mêlant osier tressé, tissus de doublures masculines, soie, cravates, paraffine, faux ongles et piercings. Ces assemblages donnent naissance à des silhouettes animales altérées et dégoulinantes, presque suintantes. Des fleurs semblent surgir de l’intérieur, traversant les couches de matière comme si une forme nouvelle tentait d’émerger. Chaque matériau utilisé est porteur de sens : la cravate évoque le pouvoir masculin ; la muselière, le contrôle ; la paraffine, une transformation lente, organique et imprévisible.
À même le sol du basculeur, des laisses démesurément longues organisent la déambulation des visiteur·euses. Déployées au sol sous forme de lignes souples et serpentines, elles imposent des détours, ralentissent la marche. Cette contrainte douce, presque imperceptible, prolonge la logique de domestication en agissant cette fois directement sur les corps du public. Leur apparente mollesse contraste avec ce qu’elles suggèrent : une force contenue brouillant les frontières entre lien affectif, tentative de protection et instrument de domination.
Sous une apparence gothico-kitsch, Vanity Fur s’inscrit dans une lignée de récits qui refusent l’assignation, la fixité, la norme. Les chiens y incarnent les archétypes du pouvoir masculin autant qu’ils en exposent la décomposition. Dressés, muselés, tenus en laisse, ils rejouent les formes codées d’un patriarcat fondé sur la maîtrise et la performance. Ces corps vacillent et basculent peu à peu vers autre chose. Dans cette exposition, Michel Jocaille détourne les codes de l’univers canin pour faire émerger de nouveaux récits : ceux d’identités en devenir, d’un système qui se défait, d’un pouvoir qui se délite.
Émilie d’Ornano – juin 2025
Biographies
Né en 1987 dans le nord de la France, Michel Jocaille vit et travaille à Paris. Il obtient en 2015 un DNSEP à l’esä Npdc – Hauts-de-France. Son travail a notamment été présenté à la galerie du 19M Chanel (Paris), à la galerie des Filles du Calvaire (Paris), au Salon de Montrouge ou encore à la collection Lambert (Avignon). En 2024, il est invité par la Samaritaine (Paris) et réalise une vitrine sur le thème du jardin d’hiver. Actuellement, son travail est présenté jusqu’au 23 août au Centre Wallonie-Bruxelles (Paris) dans le cadre de l’exposition collective Symbiosium II. Il participe également à plusieurs résidences, notamment à Wicar (Rome, Italie) ainsi qu’à la Villa Therapeia (Paxos, Grèce).
Michel Jocaille développe un travail d’installation et de sculpture, composé d’assemblages de matériaux hétérogènes. Son travail s’inscrit dans une esthétique camp, qui revendique l’artificialité, l’exagération et une certaine théâtralité du geste. En s’appuyant sur des références au culte du corps, à la fluidité et à l’hybridation, l’artiste interroge les constructions identitaires et les récits normatifs qui les sous-tendent. Sa démarche articule recherche plastique et réflexion critique, dans une volonté de déjouer les hiérarchies de valeur, de brouiller les systèmes d’interprétation et de renverser les classifications imposées. Elle déploie ainsi une pensée visuelle des marges, attentive aux formes de pouvoir inscrites dans les représentations.










Crédits photos : Lola Fontanié pour le basculeur